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Le revenant d’Allauch

Le revenant d’Allauch

Voilà Allauch ! dit le docteur, nous sommes peut-être sauvés. Marchez en bon ordre et souriez. Ils nous attendent. Ne leur parlez pas. C’est inutile. Personne ne vous croirait. Laissez-moi leur raconter. Moi, je peux.

Depuis plusieurs jours, ils traversaient la Provence d’un pas plus vif qu’à l’habitude, poussés par les bourrasques glacées d’un Mistral hivernal autant que par l’impatience de toucher enfin au but. Puis ils avaient franchi le dernier vallon, atteint le sommet de la dernière colline et là, ils avaient fait halte. Devant eux, le village d’Allauch, à une distance d’une ou deux lieues approximativement, offrait à leur regard incrédule, une guirlande de toits rouge brique ornant la pente du collet que dominait le gracieux campanile de l’église Saint Sébastien. Enfin, au-dessus du clocher de Notre-Dame du Château, la vision rassurante de la Vierge Marie, dont la statue semblait flotter dans l’air pur de ce mois de décembre. « Ne leur parlez pas, laissez-moi leur raconter ». Adossés contre une aspérité rocheuse qui les protégeait à grand peine de la morsure gelée du vent, les compagnons du docteur approuvèrent la consigne en silence. Entre eux, point besoin de geste et encore moins de parole, ils se comprenaient d’un signe. Un clignement des paupières, un mouvement du menton, une ébauche de sourire suffisait à exprimer un accord toujours quasi unanime, car il était fort rare que l’un d’eux s’oppose à la bienveillante autorité de celui qu’ils suivaient loyalement et depuis des temps si reculés qu’ils en avaient perdu jusqu’à la mémoire du jour où tout avait commencé… Qui étaient donc ces hommes chevelus et barbus, vêtus de pauvres hardes aux étoffes mitées, coiffés d’imposants chapeaux enfoncés sur leur tête, chaussés de bottes usées et noircies par la boue des chemins parcourus ? D’où venaient-ils, ces curieux vagabonds sans le sou, ces étranges pèlerins sans besace, ces drôles de voyageurs sans bagages qui semblaient pourtant savoir où ils allaient puisque là-bas, là où pointait le doigt du « docteur », ils étaient attendus.

Depuis qu’ils avaient quitté le village, un lointain matin d’automne, Allauch attendait leur retour. Mais quand étaient-ils partis exactement? Qui se souvenait de cette année-là ? Était-ce après l’été de la grande sécheresse qui avait décimé la moitié des troupeaux et plongé dans la misère tant de familles ? Ou bien après celui de l’incendie qui avait ravagé pinèdes et garrigues en se propageant jusqu’aux portes de Marseille ? Personne ne savait plus très bien, tout le monde avait un peu oublié, sauf les plus vieux des allaudiens qui conservaient encore le souvenir de ce jour funeste du grand départ, où de nombreux jeunes hommes étaient partis au loin pour faire fortune. Mais qu’importe les mois ou les années passées, il était certain qu’un jour, ils reviendraient au pays, ainsi que le prédisait la légende. Gravée dans la pierre des fontaines depuis des siècles, une inscription en latin, bien qu’illisible et impossible à traduire, semblait donner pouvoir à qui se désaltérerait d’une seule gorgée d’eau prise à chacune des trois sources, de toujours revenir « sain et sauf » à sa terre natale. C’est pourquoi les anciens ne furent guère étonnés lorsque leur parvint la nouvelle, vigoureusement portée jusqu’à eux par le plus majestueux et le plus tempêtueux des fils d’Eole. Ce jour-là, Mistral balaya l’azur avec tant de puissance que plusieurs toits se virent dépouillés de leurs tuiles et que la cheminée du sieur Barnabé fut arrachée de son faîtage, cueillie comme une fleur pour s’envoler dans les airs quelques secondes, avant de chuter avec fracas et de finir en miettes, sans avoir miraculeusement blessé aucun passant. Nul doute possible, le message était clair.

Ils étaient de retour ! Et pour que chacun en soit informé, Célestin, le bedeau, se précipita au clocher de Saint Sébastien pour y sonner le tocsin.

La troupe de vagabonds se remit en marche, cheminant deux par deux comme à leur habitude, ajustant leurs pas au rythme de celui qui les conduisait et que tous appelaient respectueusement « Docteur ». Bien qu’il ne possédât aucun diplôme d’aucune faculté, pas plus celui de la Médecine que celui des Belles Lettres, ce titre n’était pas usurpé. Depuis qu’ils faisaient route ensemble, cet homme, de son vrai nom Clément Gautier, qui n’était ni rebouteux, ni charlatan mais qui possédait « le don », les avait tous soignés et guéris, les uns après les autres. Fils unique d’un tailleur de pierre et d’une mère morte trop tôt pour qu’il en ait gardé le souvenir, il avait compris dès son plus jeune âge, que ses mains détenaient un pouvoir invisible qui le rendait différent des autres et que sa place ne se trouvait pas auprès de son père, dans un monde minéral fait de bruits, de sueurs et de poussières. Ni les enseignements du curé, ni ceux de l’instituteur ne comblaient sa soif d’apprendre. Dans un univers aussi vaste qu’était le ciel et la terre, la vie de Clément ne pouvait se limiter au Massif de l’Etoile ni aux collines du Garlaban. Portées par les vents du sud, les senteurs et les effluves épicées venues de la Méditerranée toute proche, lui chatouillaient si fort les narines qu’il en suffoquait d’envie. Aussi, lorsque l’âge d’homme lui était venu, Clément avait quitté Allauch, profitant d’une opportunité que seule la chance, le hasard ou le destin savent offrir à celui qui les rencontre. Un soir d’automne, il s’était joint à un groupe d’hommes décidés à tenter l’aventure, croyant échapper pour certains à la misère, pour d’autres à la potence, espérant trouver au-delà des mers et des frontières, une vie différente et un avenir meilleur. Embarqués clandestinement sur le premier navire en partance pour les mers australes, ils s’étaient dispersés au gré des escales pour n’être finalement qu’une douzaine à débarquer aux Indes.

À présent, seuls Clément et six enfants d’Allauch revenaient sains et saufs au pays natal. A leur groupe, s’était ajouté au fil de leur long chemin de retour, un petit nombre d’étrangers sans patrie ni lieu de naissance, rescapés de divers naufrages, estropiés de la vie, oubliés au bord des routes. Un état de fait qui leur tenait lieu de passeport mais ne facilitait pas leur vie de nomade, rendant périlleux le passage des frontières et quasi impossible leur établissement dans les villes, où ils étaient régulièrement interpellés par une maréchaussée soupçonneuse et tatillonne. En vérité, ces « estrangers » ne devaient leur liberté de circuler qu’à la présence de Clément qui produisait aux yeux des autorités compétentes, une douzaine de documents d’état-civil parfaitement « authentiques » tous dûment tamponnés, signés et estampillés. Cependant, il devenait urgent d’atteindre Allauch. Des troubles graves agitaient le pays. Telle une épidémie, un air de révolte se propageait dans les campagnes. Les villes craignaient les pillages et se barricadaient. Les routes ouvertes à tous les brigandages n’offraient plus la sécurité aux voyageurs. Clément et les siens devaient presser le pas.

Le tocsin ! Allauch n’en revenait pas du vacarme déclenché par Célestin qui tirait de toutes ses forces sur la lourde cloche baptisée du nom d’Eléonore, en hommage à la Bienheureuse fille du Comte de Provence. Accourus des quatre coins du village, des hommes et des femmes troublés et inquiets, assaillaient de questions des édiles aussi déconcertés que leurs concitoyens. Pourquoi sonner l’alarme ? On n’apercevait ni feux ni fumées à l’horizon des collines, aucun incendie n’était signalé aux alentours. La guerre était-elle déclarée ? Devait-on redouter une invasion ? Une épidémie ? Fallait-il prendre

les armes ? Qui était l’ennemi ? Les sarrasins ? Les rats ? La peste ? Que devait-on faire ? Résister ? S’enfermer ? Lorsque « Eléonore » eut fini de résonner, le maire et ses adjoints, suivis par nombre d’allaudiens fort agités se précipitèrent à l’église où ils trouvèrent le bedeau exténué assis contre un pilier, le front en sueur, les joues rougies, encore tout essoufflé par l’effort accompli. Sommé de s’expliquer, Célestin avait bredouillé des phrases sans suite : « Ils arrivent, ils sont de retour, ils seront là bientôt, demain peut-être. L’eau des trois fontaines, la légende… Ils arrivent, Mistral me l’a dit, ils sont de retour… ». De la foule, plusieurs voix s’élevèrent. De qui parlait cet homme ? Qui était de retour ? De quelle légende était-il question ? Qu’a-t-il dit ? Que Mistral lui avait parlé… Fan de chichourle ! Le pauvre Célestin, le voilà devenu fada ! Devant un tel délire, la pitié remplaça la colère. Charitablement, on l’aida à se relever, on lui offrit à boire un peu de liqueur pour le réconforter, et on le raccompagna chez lui avec moult gestes de bienveillance. Fada, Célestin ne l’était assurément pas, mais il semblait être le seul parmi les plus âgés du village, à comprendre que les hommes du « grand départ » étaient de retour. Après tant d’années d’absence et d’oubli, Allauch saurait-il reconnaitre ses enfants perdus ? Quel accueil leur serait réservé ?

Les mots rassurants de Clément vis-à-vis de ses compagnons dissimulaient des craintes qui n’étaient pas infondées. Partis chercher fortune à l’aube de leurs vingt ans, ils rentraient au pays miséreux et sans gloire. Leurs parents n’étaient sûrement plus de ce monde. Qui les attendrait ? Qui se souviendrait d’eux ? Peut-être les croyait-on mort eux aussi ? En ce cas, qui pourrait les reconnaitre lorsqu’ils se présenteraient boueux, miteux et chevelus ? De fait, marcher en bon ordre et sourire était à coup sûr le meilleur moyen de faire oublier leur triste état de vagabond. Et puisqu’il faudrait bien leur parler, c’était à lui, Clément, de prendre la parole. Lui, le conteur, le jongleur de mots, lui qui savait inventer des fables peuplées de personnages aussi réels qu’imaginaires, créer tout un univers d’images multicolores pour habiller de rêve l’obscurité des nuits les plus glacées. A chacun des pas qui le rapprochait d’Allauch, il construisait puis déconstruisait sans cesse le récit de ses aventures. Sa mémoire, pourtant excellente, peinait à restituer l’ordre des choses. Les repères lui manquaient pour reconstituer le puzzle d’un vie d’errance menée avec ses compagnons au gré du seul hasard. Mais qu’importe après tout l’ordonnance du temps ! Clément ne manquerait pas de mots pour leur raconter la mer et ses flots bouillonnants, leur faire entendre le tumulte assourdissant des tempêtes et respirer le vent marin gorgé d’iode et de sel. Il saurait leur apprendre à naviguer au plus près des baleines et des orques, à pêcher dans les eaux translucides des lagons en goûtant à la douce quiétude des îles, véritables jardins de paradis. Il leur décrirait les vallées creusées par des fleuves majestueux aux rives si fertiles que partout y régnait l’abondance, les cimes des plus hautes montagnes qui tutoyaient le ciel en transperçant les nuages, sans oublier de leur peindre les couleurs du prodigieux spectacle des volcans, d’où jaillissait la lave et le feu venus des enfers. Et pour tout raconter, de tant de péripéties, d’histoires et de légendes, il ne lui suffirait pas d’un hiver, il lui faudrait aller au moins jusqu’à l’été.

Fada ou pas, le bedeau avait eu raison de sonner l’alerte. Un groupe de vagabonds avait bien été aperçu dans les collines, marchant en direction d’Allauch. La rumeur qui les précédait les décrivait comme d’inoffensifs pèlerins à la recherche d’abri, mais sait- on jamais ? Les allaudiens, prudents, étaient sur leur garde et surveillaient de près les accès au village. Célestin, quant à lui, s’agitait dans tous les sens et battait le rappel des anciens, de ceux qui, comme lui, avaient vécu le jour du grand départ. Même si un grand nombre d’entre eux reposait désormais au cimetière, l’évènement avait laissé des traces au creux de la mémoire des plus âgés. Lorsque les « revenants » seraient confrontés à la méfiance de population, la présence de quelques doyens respectés pour leur sagesse, permettrait sans doute de calmer les esprits et de reconnaitre les enfants du pays.

Marchant d’un pas tranquille en bon ordre, muets et sourire aux lèvres, un groupe d’une dizaine d’hommes se dirigeait vers le centre du village, suivis à bonne distance par des habitants plus curieux qu’effrayés. Certes, ces voyageurs étaient fagotés comme des mendiants mais leur mine n’était pas menaçante. Celui qui devançait les autres et semblait être leur chef avait même un aspect doux et rassurant dans son regard lorsqu’il les saluait d’un signe de tête. Lorsque Clément et ses compagnons arrivèrent sur la grand-place, le village d’Allauch tout entier les attendait. Il se fit alors un grand silence où chacun s’observa. Puis Célestin s’approcha d’eux en tenant par la main une vieille femme à la démarche claudicante. Clément ôta aussitôt son chapeau, indiquant d’un geste à ses camarades de l’imiter. Sans prononcer une parole, Célestin fit avancer la femme en face de Clément puis recula de quelques pas. La vieille leva ses mains vers l’homme et les posa doucement sur son visage. Clément avait compris, il ne bougea pas un cil. Avec une lenteur infinie, les doigts noueux de l’aveugle explorèrent chaque détail, chaque ride, du front jusqu’au menton. Elle prit les mains de Clément entre les siennes et resta immobile un long moment. Alors, comme pour confirmer ce que ses doigts avaient deviné, elle revint une dernière fois caresser les joues de celui qu’elle venait de reconnaitre :

Toi, je te reconnais, tu es celui qui a le don, tu es Clément, fils de Joseph, le tailleur de pierre. Bienvenue au pays, petit !

Alors, le ciel purifié par le vent quitte sa robe bleu-nuit, se teinte d’une blancheur cotonneuse avant de revêtir son habituel manteau d’azur. Majestueux et puissant, le soleil jaillit brusquement au-dessus des collines. Niché entre pins et cyprès, au fond d’un vallon sur la route d’Aubagne, le vieux mas de pierre s’éclaire et se réchauffe sous une pluie de rayons. Au travers des volets mal fermés, la lumière solaire s’infiltre sans pudeur, dessinant sur les murs de la chambre des ombres géométriques. Doucement, le dormeur s’éveille, cligne les paupières, se redresse en grimaçant, la nuque douloureuse d’un sommeil agité. Clément regarde autour de lui d’un air étonné, reprend peu à peu conscience du lieu et du temps. Aix, la gare, le vent glacial, la nuit déjà tombée et le taxi qui le conduit jusqu’à la maison d’hôte. « Où ? Allauch ? Connais pas ! Mais si tu connais, Allauch, c’est Marcel Pagnol ! ». Son patron ne lui avait pas laissé le choix, il avait dû accepter de s’isoler loin de la capitale pour travailler sérieusement. Et c’est la veille au soir qu’il était arrivé au « Mas de Jousé », entre Allauch et Aubagne. Clément, enfin réveillé, s’assoit au bord du lit, se souvient de l’accueil bienveillant du couple de quinquagénaires propriétaires des lieux, de l’excellente daube provençale servie au diner, de la chaleur d’un feu de bois dans une grande cheminée, de la longue discussion qu’il avait eue avec ses hôtes, Antoine et Marion. De quoi avaient-ils parlé déjà ? De leur pays natal, Allauch, de Pagnol évidemment, mais aussi de leur aïeul, un étrange personnage mi médecin, mi rebouteux, qui, après avoir navigué durant des années sur toutes les mers du monde, était revenu au pays selon une légende qui… Bon sang ! Clément se lève d’un bond ! La nuit agitée, le sommeil qui le fuit, le rêve. Il est encore présent son rêve, presque réel, gravé dans sa mémoire, à portée de mots. Des mots qu’il ne lui reste plus qu’à écrire. Avec fébrilité, Clément allume son ordinateur portable, valide le mot de passe. La page blanche ne lui fait désormais plus peur. Un sourire sur les lèvres, ses mains s’agitent sur le clavier, tandis que sur l’écran s’écrit l’incipit de son prochain roman.

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